Qu’est-ce qu’une bataille ?


En guise de mise en bouche, avant d’aborder la campagne et les batailles, une petite réflexion sur la bataille napoléonienne s’impose. En effet, la pratique de la guerre a profondément changé depuis 200 ans et n’a plus grand-chose à voir avec nos conceptions du XXIe siècle [1]. Alors qu’est-ce donc qu’une bataille, du moins au début du XIXe siècle ? Pour le savoir, le premier réflexe consiste à consulter le Dieu Mars lui-même, du moins à son incarnation dans le corps du petit Corse. Malheureusement, il ne nous a pas laissé un traité sur la chose[2], tout au plus des réflexions transmises par ses contemporains. Quelques exemples :

« L'art de la guerre consiste, avec une armée inférieure, à avoir toujours plus de force que son ennemi sur le point qu'on attaque ou sur le point qui est attaqué, mais cet art ne s'apprend ni dans les livres ni par l'habitude. »

« Le grand art, c’est de changer pendant la bataille. Malheur au général qui arrive au combat avec un système. »

« On s’engage, et puis on voit. »

« Le secret des grandes batailles consiste à s’étendre et se concentrer à propos. »

Mars improvise-t-il ou s’exprime-t-il simplement comme le Sphinx ? Il semble bien y avoir un système, ou du moins de grands principes. Voici d’autres formules, où il s’avère légèrement plus explicite :

« Dans une bataille comme dans un siège, l’art consiste à présent à faire converger un grand nombre de bouches à feu sur un même point. La mêlée une fois établie, celui qui a l’adresse de faire arriver subitement et à l’insu de l’ennemi sur un de ses points une masse inopinée d’artillerie est sûr de l’emporter. Voilà quel a été mon secret et ma grande tactique. »

« Il en est des systèmes des guerres comme des sièges des places ; il faut réunir tous ses feux sur un même point : la brèche faite, l’équilibre rompu, tout le reste devient inutile, et la place est prise. Il ne faut pas disséminer ses attaques, mais les concentrer. »

Napoléon ébauche une définition de la bataille en utilisant la métaphore de la pièce dramatique : « Une bataille est une action dramatique, qui a son commencement, son milieu et sa fin. L’ordre de bataille que prennent les deux armées, les premiers mouvements faits pour en venir aux mains, sont l’exposition ; les contre-mouvements que fait l’armée attaquée forment le noeud ; ce qui oblige à de nouvelle dispositions et amène la crise d’où naît le résultats ou dénouement. »[3]

De façon générale, une bataille est l’action entre deux armées sur un vaste terrain en grande partie découvert, un champ de bataille. Plusieurs sortes d’affrontements sont possibles, de la bataille au combat, en passant par l’escarmouche, la rencontre… Seules les opérations auxquelles participe un général en chef et la majorité de ces forces donnent droit à l’appellation de bataille. Afin de résoudre l’énigme, et avoir une bonne idée de ce qu’est une bataille, allons donc consulter trois célèbres théoriciens du XIXe siècle, Camon, Jomini et Clausewitz.

Camon, qui a consacré un ouvrage aux batailles de Napoléon, résume le « système » napoléonien de la façon suivante :
« User l’ennemi par un combat de front, puis produire, sur un point de ce front, à l’aile derrière laquelle se trouve la ligne de retraite de l’ennemi, une ligne de rupture par l’approche d’une attaque tournante et lancer, sur cette ligne de rupture, une masse de rupture ou d’attaque préparer à l’avance.

Ce plan qui, nous le verrons, donne aux forces leur rendement maximum, Napoléon l’a-t-il appliqué tel quel malgré les circonstances ? Non. Dans ce drame en trois actes qui pivote autour de l’attaque principale, donnée par la masse d’attaque, Napoléon fut souvent amené, par les circonstances, à écourter tel ou tel acte : à brusquer, par exemple, l’attaque principale avant une suffisante préparation, à supprimer l’attaque tournante, à renoncer même à l’exploitation de l’attaque principale[4]. »

Ce qui donne, sous forme de diagramme :


Les deux armées se déploient donc face à face, l’artillerie prend une position avantageuse et les tirailleurs s’avancent au contact. La bataille ne peut débuter avant que les troupes ne soient rangées en bataille. Le général en chef donne le signal de l’attaque et veille à conserver à portée de la main une réserve pour exploiter un succès ou faire face à l’imprévu. Voici ce que nous dit Jomini, qui, tout comme Clausewitz, a participé à plusieurs batailles avant d’écrire son
Précis :

« Les divers moyens d’enlever une position de l’ennemi, c’est-à-dire d’enfoncer sa ligne et de la forcer à la retraite par l’usage de la force matérielle, sont de l’ébranler d’abord par l’effet d’un feu d’artillerie, d’y mettre ensuite un peu de confusion par une charge de cavalerie lancée bien à propos, puis d’aborder finalement cette ligne ainsi ébranlée, avec des masses d’infanterie précédées de tirailleurs et flanquées de quelques escadrons.

Cependant en admettant le succès d’une attaque si bien combinée contre la première ligne, restera encore à vaincre la seconde, et même la réserve : or c’est ici que les embarras de l’attaque deviendraient plus sérieux si l’effet moral de la défaite de la première ligne n’entraînait pas souvent la retraite de la seconde et ne faisait pas perdre la présence d’esprit au général attaqué.

En effet, malgré leur premier succès, les troupes assaillantes seront aussi un peu désunies de leur côté ; il sera souvent très difficile de les remplacer par celles de la seconde ligne, non seulement parce que celles-ci ne suivent pas toujours la marche des masses agissantes jusque sous le feu de mousqueterie, mais surtout parce qu’il est toujours embarrassant de remplacer une division par une autre au milieu même du combat, et à l’instant où l’ennemi réunirait ses plus grands efforts pour repousser l’attaque.

Tout porte donc à croire que si les troupes et le général de l’armée défensive faisaient également bien leur devoir et déployaient une égale présence d’esprit, s’ils n’étaient point menacés sur leurs flancs et leur ligne de retraite, l’avantage du second choc serait presque toujours de leur côté : mais pour cela il faut qu’ils saisissent, d’un coup d’œil sûr et rapide, l’instant où il convient de lancer la seconde ligne et la cavalerie sur les bataillons victorieux de l’adversaire ; car quelques minutes perdues peuvent devenir irréparables, au point que les troupes de la seconde ligne seraient entraînées avec celle de la première[5]. »

Les descriptions de Camon et Jomini s’avèrent très théoriques. C’est sans doute à Clausewitz que l’on doit les formulations les plus descriptives.

« Que se passe-t-il actuellement dans une grande bataille ? On prend tranquillement position par grosses masses rangées les unes à côté des autres et les unes derrière les autres. On ne déploie qu’une partie relativement faible de l’ensemble, que l’on laisse s’exténuer durant de longues heures au feu du combat, celui-ci étant interrompu de temps en temps par quelques petits ébranlements consistants en pas de charge, en assauts de cavalerie, ou à la baïonnette qui le déplace légèrement ici et là. Lorsque cette partie a peu à peu épuisé de la sorte sa flamme guerrière et qu’il n’en reste plus que des scories, on la retire et on la remplace par une autre.

La bataille se consume ainsi à un rythme modéré, comme la poudre humide et, quand le voile de la nuit impose le repos parce que personne ne peut plus rien y voir et que personne ne tient à s’abandonner au pur hasard, on fait le bilan des effectifs valides dont on croit pouvoir encore disposer de part et d’autre, c’est-à-dire qui ne sont pas encore totalement effondrés comme des volcans éteints ; on tient compte du terrain qui a pu être gagné ou perdu et de la sécurité des arrières ; ces résultats, joints aux marques de courage et de lâcheté, de perspicacité ou de sottise que l’on croit avoir discernées chez soi et chez l’adversaire, se résument ensuite en une seule impression d’ensemble qui nous dicte alors la décision d’abandonner le champ de bataille ou de reprendre l’engagement le lendemain matin.

Cette description, qui ne prétend pas tracer un tableau parfait d’une bataille moderne, mais n’en donne que la note générale, convient à l’offensive autant qu’à la défensive, et l’on peut y introduire les traits spécifiques que leur prêtent l’objectif poursuivi, la contrée, etc. sans que cette note en soit notablement modifiée[6]. »

À propos de la bataille de Ligny, livrée en 1815, Clausewitz écrit :

« Si nous condensons l’image de toute la bataille, nous voyons, comme dans toutes les batailles contemporaines, une longue usure des forces opposées sur la première ligne où elles se touchent ; cet acte dure de longues heures, il y a peu d’oscillations dans ce combat par les feux, jusqu’à ce qu’enfin un des partis reçoive de ses réserves une prépondérance visible, c’est-à-dire des masses fraîches, et alors il porte le coup décisif aux troupes déjà hésitantes de l’adversaire[7]. »



De la tactique ou de l’emploi des troupes sur le champ de bataille

Nos illustres théoriciens concluent que la bataille napoléonienne se gagne par la destruction physique et l’effondrement moral de l’adversaire ; il cède alors le terrain, en retraitant ou en fuyant. Mais comment en arrive-t-on concrètement, du point de vue de la tactique, à un tel résultat sur un champ de bataille ? Autrement dit, quels sont les instruments et les techniques employés pour user l’adversaire et lui porter ce coup décisif ? Pour y voir clair, il faut jeter un coup d’oeil sur l’
héritage du XVIIIe siècle.

Notes

[1]
Je dois admettre que cette partie a été inspirée par le brillant « Warteloo » de Alessandro Barbero, dont je recommande fortement la lecture.
[2] Cette affirmation n’est plus tout à fait exacte après la récente publication par Bruno Colson de l’excellent
De la guerre. Cet ouvrage merveilleux m’a aussi fait connaitre les Dix-huit notes sur l’ouvrage intitulé Considération sur l’art de la guerre. Napoléon y critique les affirmations du baron Rogniat et laisse voir sa pensée sur une foule de « considérations ». Je dois également à Colson la découverte de ce Projet d’une nouvelle organisation de l’armée, dicté par l’empereur pendant son exil à Sainte-Hélène.
[3]
Correspondance de Napoléon 1er, tome XXXI, « Campagne de 1815 », p. 187.
[4] Camon,
Les batailles, p.2.
[5]
Jomini, Antoine Henri, Précis de l’art de la guerre, p.220-221.
[6] Clausewitz, Carl von, De la guerre, Les Éditions de Minuit, Argument, 1992. p. 240-241.
[7] Clausewitz, Carl von,
Campagne de 1815 en France, Éditions Ivrea, Paris,1993. p.87.